Les expressions de la sensibilité
(chapitre exploitable tel quel mais certains points sont encore à approfondir)

Dans son roman Henri d’Ofterdingen, l’écrivain romantique allemand Novalis présente une fleur bleue comme un passage entre deux mondes : le monde réel chaotique, et le monde spirituel dans lequel l’artiste se réfugie pour fuir la réalité et s’élever spirituellement. Chez Novalis, cette fleur symbolise l’amour absolu qu’Henri porte à Mathilde mais aussi l’union du rêve et du monde réel, qui était un des grands objectifs du romantisme.
Introduction : Qu’est-ce que la sensibilité ?
La sensibilité désigne notre capacité à être affectés par le monde extérieur et par nos états intérieurs. On distingue ainsi sensibilité externe et sensibilité interne.
Elle englobe :
– La sensitivité : perception des stimuli extérieurs par nos organes sensoriels
– Les sensations : réactions immédiates du corps aux stimuli
– Les affects : états d’esprit nés de la rencontre avec le monde (émotions, sentiments, humeurs)
La sensibilité se situe à mi-chemin entre le corps et l’esprit et elle est corrélée à différents niveaux de conscience.
Elle s’oppose traditionnellement à l’intelligible (ce qui relève de l’intellect, de la raison), opposition qui devra bien sûr être questionnée tout au long de ce cours.
Exprimer vient du latin exprimere : « faire sortir par pression ». L’expression désigne l’action de rendre manifeste ce que l’on ressent par tous les moyens (du corps, du langage et de la communication).
Problème central : Comment donner une forme partageable à la sensibilité tout en préservant sa singularité, sa mobilité et sa fugacité ? Comment mettre en mots ce qui est essentiellement diffus, confus et changeant ?
I. Avant le romantisme : une sensibilité suspecte
A. L’opposition traditionnelle entre logos et pathos
Depuis l’Antiquité, les philosophes opposent :
– Logos : la raison, le discours rationnel
– Pathos : les passions, les affects
La tradition philosophique a souvent cherché à minimiser le rôle des passions, considérées comme synonymes de perte de maîtrise de soi, d’aveuglement, de débordement ou d’excès…
B. La méfiance classique envers les passions
La méfiance envers tout ce qui provient de notre sensibilité est particulièrement marquée dans les courants philosophiques de « l’idéalisme » et du « rationalisme » tous deux initiés par Platon. Le premier courant insiste sur la réalité de l’esprit et sa prééminence sur celle du corps, et prendra toute son ampleur dans la philosophie allemande des XVIIIème et XIXème siècles (avec Hegel notamment), en lien justement avec le courant du romantisme. Le second courant est clairement associé à Descartes et valorise la raison dans l’ordre de des facultés humaines, étant la seule à nous permettre d’accéder à des connaissances objectives et universelles.
Pour Platon donc, les émotions nous enchaînent au monde sensible (la caverne) et nous éloignent de la vérité intelligible accessible par l’exercice de la raison dialectique. Descartes par la suite insistera sur le rôle de la raison qui doit gouverner les passions car nos émotions troublent notre jugement et nous empêchent d’accéder à des idées claires et distinctes. Le siècle des Lumières sera ensuite pour une grande part celui de la valorisation de la raison universelle, toujours au détriment d’une sensibilité suspecte car source d’erreur.
On retrouve bien sûr cette méfiance dans le langage courant : « être submergé par ses émotions », « l’amour rend aveugle », « le torrent de la passion »…
C. L’exception Rousseau
Jean-Jacques Rousseau se démarque clairement du courant rationaliste en disqualifiant la raison au profit de la sensibilité.
Celle-là, loin d’être vue comme une « lumière » qui guide les humains, est dénoncée par son aspect instrumental et calculateur dont découlent tous les vices sociaux (égoïsme, amour-propre, avidité…) ; alors que la sensibilité et les sentiments, qui lui sont antérieurs dans notre rapport au monde et aux autres, sont loués pour leur caractère naturel, spontané et authentique, dont émanent notre bonté et notre sens moral.
Ainsi Rousseau, en affirmant qu’« Exister pour nous, c’est sentir », se pose-t-il en précurseur évident du romantisme…
II. La révolution romantique : la sensibilité comme vérité
A. Le sentiment comme mode de connaissance
Avec le romantisme la hiérarchie classique des facultés va donc s’inverser et la sensibilité n’est désormais plus un obstacle mais une faculté cognitive en elle-même, qui nous donne accès à des dimensions du réel inaccessibles à la raison.
Ainsi les émotions ne sont-elles plus redoutées comme ce qui trouble notre jugement, elles sont ce qui révèle la profondeur de l’individu/du sujet ; et la question « Qui suis-je vraiment ? » se dédouble en « Qu’est-ce que je ressens ? »
La nature, quant à elle, n’est pas un univers froid qui doit se comprend pas par l’analyse rationnelle (et la science donc), mais par la contemplation et la communion sensible ; Apparaît ainsi un « panthéisme romantique » qui invite à voir la nature comme un tout divin et à entrer en harmonie avec elle de manière quasi-mystique.
Enfin, en ce qui concerne l’art, il n’est plus simple imitation de la nature (mimesis en grec), il est ce qui l’exprime et la rend manifeste dans toute sa grandeur (autant dans son extériorité que dans notre intériorité).
Référence majeure: Chateaubriand, écrivain romantique par excellence, développera l’idée que notre vie affective intense, ce qu’il nomme le « vague des passions » constitue une expérience fondamentale de l’existence. (Génie du christianisme, seconde partie, livre III,ch.IX). C’est cette sensibilité intense mais confuse qu’incarne le personnage de René dans la nouvelle éponyme.
B. L’individu et son monde intérieur/le moi romantique
–> à compléter avec les mini-cours « Le moi romantique » et « les deux approches du moi »
Le romantisme découvre ainsi l’individu dans toute son irréductible singularité : chacun a une sensibilité unique, qui constitue son identité et le « moi » n’est pas envisagé comme une substance abstraite et désincarnée (l’ego de Descartes) mais comme un flux concret et vécu d’impressions, d’affects, de sentiments… L’introspection devient ainsi une méthode pour se connaître en explorant sa vie sensible.
Question de réflexion : Cette valorisation de l’individu sensible ne conduit-elle pas au solipsisme ? Au repli sur soi ?
C. Le sublime et l’infini
Dans cette confrontation intense mais difficile avec le monde, les romantiques cherchent à exprimer l’inexprimable : face à la nature et ses montagnes grandioses, ses océans tumultueux, ses tempêtes effroyables… nous ressentons un sentiment du « sublime » qui submerge notre esprit. Selon Kant, le sublime naît du conflit entre l’imagination (qui est dépassée) et la raison (qui conçoit l’infini). Pour les romantiques, ce sublime révèle ainsi notre aspiration à l’infini et notre dimension spirituelle.

IV. Critique de la sensibilité romantique
A. Le risque du subjectivisme
Si chacun se fie à sa seule sensibilité, ne perd-on pas toute objectivité ? Et ne court-on pas le risque d’un relativisme trompeur: « si je le ressens, c’est que c’est vrai ».
Comment départager alors les sensibilités conflictuelles ? Chacun est-il voué à se renfermer sur la « vérité » des ses émotions? En valorisant ainsi le repli intime, ne risque-t-on pas au final de perdre de vue l’horizon d’un monde commun?
B. La sensibilité peut-elle se passer de la raison ?
Le philosophe allemand Hegel va critiquer le romantisme pour son incomplétude : ce qu’il nomme la « belle âme » romantique est tentée de sa maintenir dans l’immédiateté du sentiment en refusant la médiation rationnelle et le concept nécessaire au plein déploiement de l’esprit. En se complaisant dans des émotions sans contenu réel, la belle âme prend ainsi le risque du vide , celui de la vaine contemplation et au final de l’inaction.
Par la suite, Nietzsche critiquera le romantisme comme une possible une fuite devant le réel voire une forme de décadence.
C. Le pathos et la manipulation
Les émotions peuvent être manipulées (par la propagande, la publicité…). La sensibilité n’est-elle pas aliénante autant que libératrice ? à développer…
V. La sensibilité après le romantisme/enjeux pour notre époque
La question de la sensibilité et de sa place dans l’ordre des facultés humaines appelle un à dépassement dialectique. D’un côté la philosophie rationaliste et la science (soucieuses d’objectivité) ne lui ont accordé qu’un rang subalterne, de l’autre la réaction du romantisme qui a voulu lui (re)donner la primauté…
Il s’agit désormais de comprendre comment nos facultés s’articulent pour arriver à une conception holistique et féconde de l’humain et du fameux rapport entre le corps et l’esprit.
Références à développer :
Maurice Merleau-Ponty : Nous sommes un « corps-sujet ». La perception sensible est déjà structurée, intelligente.
Martha Nussbaum : L’émotion peut être éduquée, cultivée
Daniel Goleman : Il existe une intelligence émotionnelle
Antonio Damasio : les émotions guident le comportement et la prise de décision, et la rationalité requiert un apport émotionnel. Il soutient que « l’erreur » de Descartes était de vouloir séparer l’esprit du corps, la rationalité et l’émotion.
Questions de réflexion:
Les réseaux sociaux favorisent-ils l’expression sensible ou sa caricature ?
L’empathie (sentiment) est-elle nécessaire à la morale ?
L’art contemporain peut-il se passer de l’émotion ?
Conclusion
En réhabilitant la sensibilité comme dimension essentielle de l’humain, le romantisme a profondément marqué en occident la manière d’envisager le rapport à soi (et à l’autre), et la manière en général dont les individus se constituent dans leur singularité propre, dont ils se « construisent ». Sa leçon demeure : nous ne sommes pas des êtres unidimensionnels, simplement rationnels ou sociaux, et la connaissance de soi passe par l’exploration de notre vie intérieure, de notre subjectivité et le déploiement de notre vie affective. Le défi pour chacun est de réussir à articuler sensibilité et raison, émotion et réflexion, mais aussi l’ensemble de ses facultés pour parvenir à exister pleinement.
Questions de réflexion:
La sensibilité est-elle un obstacle ou une condition de la connaissance de soi ?
Faut-il se méfier de ses émotions ?
L’art doit-il exprimer les sentiments de l’artiste ?